Couverture et extrait du roman-photo "Amitié éternelle".

Amitié éternelle est issu d’une enquête menée par Anouck Durand et Gilles de Rapper dans les archives albanaises. L’album retrace le voyage diplomatique en Chine d’Enver Hoxha (Premier secrétaire du comité central du Parti du travail d’Albanie entre 1941 et 1985) et sa rencontre avec Mao Tsé-Toung.  
Durant son périple, le dirigeant albanais sera accompagné de trois photographes dont Refik Veseli, le personnage au cœur de cette amitié éternelle. 

Le livre, d’une très grande richesse, aborde de nombreuses thématiques telles que : la pratique singulière de la photographie en Albanie, les techniques et les usages de la propagande, les liens complexes entre les différents pays communistes, l’amitié ou le traitement des juifs en Albanie pendant la seconde guerre mondiale. 

Dans leur ouvrage, Anouck Durand et Gilles de Rapper arrivent à nous faire appréhender la différence d’usage de la photographie en Albanie. 

L’Albanie fut considéré comme l’un des pays communistes les plus répressifs d’Europe. Nombre d’aspects de la vie privée et publique sont régulés dans le but de correspondre à l’idéologie portée par le parti.  
Durant la période communiste, la photographie albanaise fut soumise à une réglementation stricte. La photographie amateure y est à peine tolérée. Les studios photographiques privés sont fermés et les photographes intègrent les institutions pour se mettre au service du régime. Jusqu’au décès d‘Enver Hoxha en 1985, les habitants sont majoritairement dépendants de l’état pour disposer de leurs propres photographies (qui sont, jusqu’en 1991, en noir et blanc).  

Malgré tout, les photographies sont très appréciées par le premier secrétaire et représentent un enjeu de communication important pour montrer la vitalité du pays. De sorte que l’on n’assiste pas un embargo sur les représentations photographiques, mais à un control très stricte. 

En outre, comme dans d’autres états communistes, la photographie participe à l’écriture, voir à la réécriture de l’histoire (au travers de personnes supprimées en fonction des purges ou des liens diplomatiques, ou par la destruction d’archives). L’ouvrage, par bribe, nous donne à comprendre les mécanismes de coercition et de propagande du régime.

Refik Veseli est “un photographe des institutions”. En 1956, il accompagne la délégation albanaise en Chine pour se former et pour capturer le rapprochement entre les deux états.  
Entre 1961 et 1972, la photographie fait partie de la diplomatie. De nombreux photographes albanais partent apprendre les techniques chinoises de la photographie en couleur. La technique est complexe, et ne sera jamais utilisée en Albanie.

La parole de refik Veseli nous aide à comprendre les enjeux et les dangers de son métier. Il est possible de faire de la prison pour une photographie qui ne suivrait pas les codes ou pour un mauvais usage du matériel, cela dans un pays sous grande surveillance. 

La politique et l’intime

L’ouvrage jongle habilement entre le politique et l’intime et, par-delà la présentation des enjeux forts du moment de rencontre entre les deux chefs d’états, nous découvrons aussi quelques embarras du quotidien comme la difficulté d’envoyer une lettre et ami.  

L’amitié entre Refik Veseli et Mosha Mandil s’est nouée lors de la seconde guerre mondiale lorsque Refik a caché la famille de Mosha ainsi que d’autres familles juives. Cet acte plus qu’héroïque nous parle tout autant du courage d’un homme que celui d’un pays ainsi.  

“Lorsque les Allemands ont envahi l’Albanie, les juifs ont dû se cacher dans les montagnes, les forêts et les villages isolés. En ces temps difficiles, le peuple albanais s’est révélé dans toute sa gloire et sa grandeur. Il n’y a pas eu une seule famille juive qui n’ait réussi à trouver refuge dans une famille albanaise, que ce soit chez des villageois pauvres ou chez des propriétaires de grands domaines. Aucun juif n’est resté sans la protection d’un Albanais. La dissimulation des juifs était passible de peine de mort, ce qui donne une idée du degré d’abnégation et de courage de ces Albanais !” 

Basé sur une reconnaissance éternelle mais aussi sur l’amour de la photographie, l’amitié entre Refik et Mosha s’est prolongée bien après la guerre et malgré le déménagement de Mosha Mandil en Israël. Le livre présente également les archives photographiques et épistolaires des deux familles.  

On découvre alors la trajectoire de ces deux êtres qui se sont toujours écrits malgré la distance ou le poids l’appareil de control albanais.  

“Les lettres que je lui envoie habituellement sont relues par trois intermédiaires, parfois récrites et traduites. Je ne sais même pas exactement quelles nouvelles il reçoit.” 

Cette amitié fut aussi portée par un sentiment de reconnaissance profond. Ainsi, en juillet 1990, Mosha Mandil et ses proches firent une demande pour que Refik Veseli et sa famille deviennent Juste parmi les nations. Refik Veseli et ses parents furent les premiers albanais à recevoir cette admirable distinction. 

"construire a posteriori le temps présent."

Le roman-photo propose une esthétique singulière, sobre dans sa mise en page et vive dans ces couleurs (avec de nombreuses photos en pleines pages, des concaténations d’image orthonormées).  

Le soin apporté au graphisme est véritablement impressionnant. Malgré la difficulté que peut représenter le fait de nouer un discours avec des iconographies issues de sources différentes, les auteurs ont réussi à proposer une esthétique cohérente et très originale. Chaque page est le fruit d’un travail très soigné faisant du livre un objet magnifique et sans double.  

Le travail de recherche d’Anouck Durand et Gilles de Rapper a commencé six ans après le décès de Refik Veseli. Les auteurs n’ont pas eu la chance de rencontrer le photographe. Pour concevoir ce livre, ils ont mené de nombreux entretiens (notamment avec le fils de Refik ainsi qu’avec les deux photographes qui l’accompagnaient lors de son voyage en Chine : Pleurat Sulo et Katjusha Kumi). 

“Anouck Durand n’a pas seulement cherché à raconter une histoire à partir d’images glanées dans l’immense production photographique de l’époque. Elle s’est livrée à la mise en image d’un récit entendu à plusieurs reprises, dans des versions différentes mais convergentes qu’elle a entrepris d’assembler et auxquelles elle donne un sens. Ce récit est bien sûr aussi en partie une fiction : le narrateur, Refik Veseli, est mort en 2002 et n’a pu confi er sa propre version à Anouck Durand. Quant aux images, elles n’étaient pas destinées à se côtoyer dans un même récit et racontaient, pour la plupart, d’autres histoires.” 

Ce livre n’est donc pas un témoignage, c’est un objet totalement dédié à mettre en image une vie à nul autre pareil. Il tire de cette position de révélateur une forme de sobriété dans le mot pour faire principalement reposer sa force discursive sur l’image. 

En quelques mots

Ce roman-photo, propose une réflexion profonde et vaste sur l’image en s’intéressant à l’envers de la dictature albanaise au travers du regard de ceux qui l’ont shootée. 

Il s’apprécie tout autant pour ses grandes qualités plastiques, que pour son propos original. C’est un voyage au travers d’une époque dont les codes nous sont aujourd’hui bien souvent étrangers. L’ouvrage réalise le tour de force d’unir habilement trajectoires politiques et parcours existentiels, mettant en avant l’extraordinaire sincérité des relations humaines face à la légèreté des amitiés politiques qui fluctuent en fonction des intérêts diplomatiques, idéologiques, économiques… 

Propos rédigés par Sophie Bouchet.

Informations

Amitié éternelle 
Éditions : Xavier Barral 
Épuisé  
Pages : 96
ISBN : 978-2-36511-049-5 
Parution : 2014 
Format : 17,5 x 24 cm 

Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et le fonds de dotation Agnès b. 

En savoir plus sur la photographie albanaise.

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